Entretien avec Stéphane Marsan de Bragelonne – seconde partie

(c) JC Caslot

(c) JC Caslot

De nouveaux labels sont apparus : Milady en 2008 puis Castelmore deux ans plus tard. Pourquoi ces nouveaux labels ? S’adresse-t-il à un nouveau lectorat ou s’agit-il davantage d’une segmentation commerciale ?

Nous sommes ambitieux et nous avons toujours eu le désir de pouvoir faire un jour ce que nous n’avions pas encore les moyens de faire au moment où nous l’avons pensé. C’est notamment le cas du format poche.

Une petite maison indépendante qui publie en grand format peut soit garder les droits pour elle, soit céder les droits poche à un autre éditeur. Pendant la première moitié de notre histoire, nous avons opté pour la seconde alternative.
Nous avons commencé à le faire avant même de publier des livres, grâce à Marion Mazauric, directrice de J’ai Lu à cette époque. Nous lui en sommes sincèrement reconnaissants.
Par cet échange de bons procédés, Marion nous a acheté les droits poche de livres que nous n’avions pas encore publiés – certains n’étaient même pas encore écrits (La Moïra de Loevenbruck, Les Féals de Gaborit…) – afin d’acquérir des titres et auteurs prometteurs et en contrepartie cela nous a beaucoup aidés financièrement. Ces ventes nous ont permis de payer nos premières factures dont celles de l’imprimeur.
Et pour cela, nous devons énormément à Marion.

« La seule richesse d’un éditeur c’est son catalogue. »

 D’un autre côté, comme l’a si bien souligné l’un de nos mentors dans ce métier, Pierre Michaut, fondateur de l’Atalante : « La seule richesse d’un éditeur c’est son catalogue. » Ce qui veut dire : quand vous cédez des droits Poche, vous pensez que vous faites une bonne affaire, mais finalement vous perdez votre livre. En principe, le poche vend plus, dans plus d’endroits, pour plus longtemps que vous. Ayez ça en tête.
Ayant constaté que le grand format marchait bien et que Bragelonne avait pris son envol, nous avons donc décidé de conserver la majorité de nos droits poche.

Cependant, avec de telles ventes sur nos meilleurs titres, il était dommage de se priver de ce marché et de ne pouvoir faire découvrir nos œuvres à un lectorat qui souhaite pouvoir acheter des livres meilleur marché. De plus, dans certains cas, la pression des ayants-droits anglo-saxons qui souhaitent une arrivée en poche peut se faire ressentir.
C’est pourquoi, en 2008, possédant enfin les moyens nécessaires, nous avons lancé notre propre collection Poche, Milady.

« Créer la collection Milady était une façon de montrer notre mécontentement »

Nous étions donc ambitieux, mais aussi d’une certaine façon orgueilleux. Car le traitement de nos œuvres au format poche par d’autres éditeurs ne nous convenait pas. Avec notre regard neuf et nos idées (pas toujours aussi bonnes qu’on le croyait), nous nous sommes parfois heurtés à leur conventionnalisme. Créer la collection Milady était une façon de montrer notre mécontentement et de publier du Poche, autrement, à notre manière.
Le succès fut au rendez-vous, bien que nous ayons fait face à des difficultés liées à nos prises de risques. Editer des œuvres originales directement en poche n’est pas chose aisée car il faut vendre 3 fois plus de Poche que de grand format pour rentabiliser un titre.

« nous souhaitions apporter une plus grande légitimité à la fantasy »

Bragelonne est né sans collections ni genres.
Pendant longtemps, le genre n’était pas mentionné sur nos livres, parce que nous sortions des années 90, où la segmentation avait été utilisée à outrance. Particulièrement les collections SF du Fleuve Noir à l’époque : SF Polar, SF Métal, SF Zone Rouge, SF Legend… Ou chez Pocket avec Dark Fantasy, High Fantasy, Heroic Fantasy… Nous avons donc réagi contre cette multitude de collections que nous considérions comme un frein à la découverte d’une œuvre.
De plus, comme nous souhaitions apporter une plus grande légitimité à la fantasy par le biais de son support, nous avons décidé d’apposer « roman » sur l’ensemble de nos publications.

« des œuvres très pointues, scientifiques, peut-être trop élitistes pour le lectorat Bragelonne »

Par la suite, nous sommes revenus sur cette décision de ne pas avoir de collection par genre, car nous avons constaté que nous étions coupés d’une partie de notre lectorat potentiel.
Pour beaucoup de lecteurs nous étions des éditeurs de fantasy, alors que nous publiions également du fantastique et de la science-fiction. Aussi, les amateurs des autres genres de l’imaginaire n’envisageaient même pas nos livres. En 2005 nous avons donc créé une collection Bragelonne SF, puis une collection de fantastique et d’horreur en 2006 appelée l’Ombre de Bragelonne.
Le résultat fut mitigé. Cette initiative a permis de rappeler aux libraires l’existence d’un genre délaissé comme l’horreur, de les remettre au goût du jour, et de faire redécouvrir aux lecteurs des œuvres dans la lignée d’Anne Rice, Thomas Harris, Graham Masterton, etc. Mais cette initiative n’a pas toujours été très bien accueillie par tous les libraires. Certains y sont restés hermétiques, expliquant qu’ils n’avaient pas la place d’accueillir un rayon consacré aux livres d’horreur. Un succès en demi-teinte donc : certains ouvrages se sont très bien vendus, d’autres beaucoup moins.
En SF, c’est un peu pareil. Jean-Claude Dunyach, directeur de cette collection sélectionnait des œuvres très pointues, peut-être trop élitistes pour un lectorat qui recherche avant tout de l’aventure et de l’évasion. D’autre part, le lectorat de ce genre de livres n’appréciait pas beaucoup Bragelonne, car il jugeait notre catalogue trop « commercial ». Donc, il y a eu une sorte de rendez-vous manqué assez frustrant.

Dans le genre de l’imaginaire, on ne peut pas s’empêcher de tout faire. C’est pour cela que nous avons aussi fait de la SF et du fantastique. Cette segmentation relève d’une attitude éditoriale. Ce n’est pas ce qui s’est passé avec Milady Graphics et de Castelmore.

En effet, lorsque nous nous sommes ouverts au Young Adult et à la jeunesse avec Castelmore, ou aux comics avec Milady Graphics, et d’une certaine façon à la bit-lit et à la romance par la suite, il s’agissait davantage d’une segmentation commerciale. Nous avons réalisé qu’il y avait une demande grandissante de la part des lecteurs, et nous avons décidé d’y répondre.
Pour la bit-lit par exemple, le phénomène prenait une telle ampleur aux États-Unis, qu’il fallait prendre la vague. Nous avons eu la chance et le flair de nous lancer bien avant les autres. La bit-lit, aujourd’hui le genre de l’imaginaire qui se vend le mieux, attire un public plus large. Beaucoup plus de filles qui, historiquement, ne s’intéressaient pas vraiment à la fantasy, et encore moins à la SF.

 « nous assumons notre côté fleur bleue »

Nous avons également choisi de nous diversifier en dehors de l’imaginaire, avec la romance. Ce choix peut paraître étonnant, pourtant nous assumons notre côté fleur bleue. Nous aimons la fiction populaire. Et puis notre côté provoc nous donne envie de soutenir ce genre littéraire, encore plus méprisé en France que la fantasy. La romance est davantage grand public dans le sens où certains titres appartenant officieusement à ce genre font partie des meilleures ventes. Parce que Gavalda, Levy, Musso, etc., c’est de la romance. Sauf qu’ils ne sont pas au rayon sentimental, qu’ils ne sont pas publiés par Harlequin.
Notre but avec la romance est, dans un premier temps, de se faire connaître auprès des lectrices en leur présentant un large choix de romance contemporaine et historique. Pour ce faire, nous publions de l’inédit en poche que nous distribuons essentiellement dans les supermarchés et hypermarchés, ainsi que dans les grandes surfaces culturelles.
Puis, nous nous déportons cette année vers une romance un peu dégagée des codes fondamentaux du genre, avec par exemple des histoires romantiques qui ne se terminent pas forcément bien. Et aussi, ce que nous avons décidé d’appeler la romantica, qui correspond à la romance érotique féminine, dans la foulée de Fifty Shades of Grey.

Concernant le choix des manuscrits, comment en vient-on à choisir une œuvre plutôt qu’une autre, quelle est la démarche et quels sont les intervenants ?

À la création de Bragelonne, Alain Névant et moi-même nous sommes mis d’accord sur un point essentiel : pour qu’un titre soit publié, il faut qu’il nous convainque tous les deux.
Aussi, lorsqu’un de nous propose une œuvre qui lui tient à cœur et que l’autre n’est pas emballé, nous argumentons et défendons nos points de vue jusqu’à tomber d’accord.

Aujourd’hui, comme Bragelonne sort environ 250 livres par an, Alain et moi ne pouvons plus tout choisir. Et ça serait malsain si nous le faisions car, malgré nos compétences, il y aura toujours des nouveautés qui ne nous parlent pas alors qu’elles intéressent le public actuel.
Il est important de publier des livres qu’on aime, mais il faut aussi le faire pour ceux qui vont les lire. C’est pourquoi nous travaillons conjointement avec des personnes d’une autre génération que la nôtre et avec des femmes. À présent, nos éditrices sont donc devenues sources de proposition, tout comme Alain et moi.

Comment sont choisis les visuels de couverture ?

Pendant longtemps, David Oghia a été notre directeur artistique.
De par sa formation cinématographique, David a également acquis des compétences de réalisateur-monteur et de créateur de bande annonce qui font de lui un excellent auteur de 4ie de couverture de romans.
Il y a deux ans environ, lorsque nous avons restructuré la boîte, David nous a informés qu’il souhaitait laisser la nouvelle génération s’occuper des couvertures, tant en continuant de donner son avis, afin de se concentrer sur un autre domaine qui l’intéresse énormément : les nouvelles technologies. Ainsi, David s’occupe maintenant d’e-Dantes, une société spécialisée dans le numérique proposant aussi bien la diffusion d’œuvres numérique que des applications logiciels.
Depuis, c’est moi qui supervise les couvertures en m’appuyant sur mes années d’expérience chez Mnémos et Bragelonne durant lesquelles j’ai briefé les illustrateurs. L’éditeur, même s’il n’a pas fait d’études artistiques, est à même de décrire, à un studio de PAO ou à un illustrateur, son expérience de lecture et ce qu’il est important de transposer en images.
La couverture est un critère crucial pour le livre. Elle est déterminante pour sa perception et sa vente. A fortiori dans nos genres. Car dans l’imaginaire, la représentation de lieux et choses qui n’existent pas revêt une importance fondamentale qui peut s’avérer à double tranchant.
Faut-il vraiment imposer une représentation de cet imaginaire quand on sait que chaque lecteur aura sa propre vision de cet univers ?

Concernant le choix des couvertures, je suis décisionnaire final mais ce n’est pas moi qui les élabore, j’en suis totalement incapable. Je tiens compte des idées et remarques de nos éditrices et j’étudie les propositions émanant du studio. Fabrice Borio, chef de notre studio artistique et ami de longue date, s’imprègne des livres avant de commencer à travailler sur des propositions graphiques avec ses artistes Noëmie Chevalier et Anne-Claire Payet.

« nous avons eu très tôt beaucoup de couvertures d’artistes nationaux »

Ceci dit, la conception et le choix des couvertures sont déterminés par plusieurs choses. Premièrement, nous avons eu la chance en France d’avoir, assez tôt, une école d’illustrateurs français de l’imaginaire. Le fait que je vienne du jeu de rôle m’a permis, en quelque sorte, de la voir éclore. Car les premiers représentants de cette école venait du jeu de rôle : Florence Magnin, puis Didier Graffet, Julien Delval, Sandrine Gestin, Benjamin Carré… J’en ai vu plusieurs faire leurs premières illustrations. Nous avons donc pu utiliser ce vivier de talents et ensuite, leurs héritiers c’est-à-dire la seconde génération très liée au jeu vidéo.
C’est la raison pour laquelle, proportionnellement aux autres pays, et en particulier à ceux de l’Europe, nous avons eu très tôt beaucoup de couvertures d’artistes nationaux.
Je pense que la France a ouvert la voie car la Turquie, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et bien d’autres pays ont aujourd’hui des artistes Fantasy de renommée internationale.

« l’illustration traditionnelle de fantasy conforte la rupture et la fracture entre ceux qui sont fans et ceux qui n’en liront jamais. »

Deuxièmement, la fantasy – plus que les autres genres de l’imaginaire – possède une particularité pouvant paraître un peu obsolète aujourd’hui, c’est d’être la seule littérature adulte qui empreinte les codes graphiques de l’illustration enfantine.
Un amateur de fantasy ne sera pas choqué par l’utilisation des peintures et des personnages dessinés, ce sont au contraire ses repères. Un non-familier du genre pensera quant à lui qu’il s’agit de couvertures destinées aux enfants et que donc ce livre ne s’adresse pas à lui.
Je pense donc que l’illustration traditionnelle de fantasy conforte la rupture et la fracture entre ceux qui sont fans et ceux qui n’en liront jamais. Ceci est quand même un très gros problème, lorsque l’on souhaite étendre son lectorat ou faire découvrir un genre à un non initié. Comment faire une couverture qui leur plaise, sans non plus décevoir et perdre notre lectorat ?
Je ne dois pas oublier ceux qui, comme moi, adorent les couvertures avec des barbus au chapeau pointu. N’importe quel livre avec Gandalf, son frère, ou son cousin, moi j’y vais !

Un problème qui se retrouve aussi au niveau de la diffusion car la plus belle couverture à nos yeux, sera aussi celle qui nous empêchera d’être placés dans certaines librairies huppées.

J’insiste là-dessus parce que c’est un axe très important de notre réflexion aujourd’hui au sein de Bragelonne, puisqu’étant le premier éditeur d’imaginaire en France, nous nous sentons le devoir de faire avancer les choses.

« Les modes passent vite, il est impératif de penser l’avenir. »

Nous sommes contents lorsque nous entendons que nos couvertures comptent parmi les plus belles couvertures de fantasy au monde. Sauf qu’un design de couverture vieillit, c’est pourquoi nos couvertures n’ont de cesse d’évoluer : au début, le titre blanc était encadré et accompagné d’une vague sur le côté, puis l’encadré a disparu. Les modes passent vite, il est impératif de penser l’avenir.

Un autre point important, nous l’avons découvert en discutant avec nos amis anglo-saxons et surtout les Anglais, parce que les britanniques sont ceux qui ont fait le plus évoluer les couvertures de fantasy ces dernières années. Avec eux sont apparues les couvertures de fantasy sans illustration, celles avec de la photographie, ou des dessins en trompe l’œil, ou même quelque chose de très graphique…
Leur but n’était pas de faire la plus belle couverture, mais de se démarquer visuellement des centaines d’autres livres inondant les tables des libraires.

Existe-t-il des codes propre à chaque à chaque genre ?

Les codes sont très présents dans l’imaginaire.
Prenons l’exemple de la bit-lit. Une éditrice américaine m’a dit un jour que si je voulais faire de la bit-lit, devait apparaitre sur mes couvertures : une lune, un loup, une chauve-souris, une croix. Sinon, la lectrice de bit-lit risquait de passer à côté. Pas par stupidité, mais parce que ces codes sont immédiats.

De même que Serge Lehman, auteur français de SF, mais aussi historien et penseur de ce genre, avait écrit dans une préface il y a quinzaine d’année que la SF dans l’imaginaire collectif, ce sont les fusées.

Dans la fantasy, c’est l’épée. Si vous mettez une épée sur une couverture tout le monde sait qu’il s’agit de fantasy. Et pourtant, ce pourrait également être un roman historique. Mais non, il n’y a pas d’épée sur les romans historiques en France.

Donc évidemment il y a des codes qui sont des images archétypales, issus des contes, des légendes et des mythes. C’est de là que vient l’homme nu avec son épée. C’est Gilgamesh, Ulysse ou encore Persée.

Pour la bit-lit qui est un genre contemporain, les codes trouvent leur origine plutôt dans l’univers gothique.

En même temps, il ne faut pas se reposer là-dessus car, au bout d’un moment, toutes les couvertures se ressemblent. Et paradoxalement, ce sont les plus grands fans de ces couvertures qui nous reprochent de les faire.
Là aussi la question de l’évolution des couvertures peut être problématique puisque la majeure partie de notre lectorat n’a pas envie de changement.

J’aimerais conclure en insistant sur le fait qu’il est très compliqué de jongler avec ces codes, de concevoir la bonne couverture, même avec l’expérience acquise toutes ces années. Le choix des couvertures est toujours un sujet de dispute chez nous. Certes, c’est une réflexion qui prend en compte les codes. Mais des codes pour qui ? Des codes qu’il faut utiliser pour les fans et des codes qu’il ne faut pas utiliser pour les non-fans. C’est un dosage complexe.

Lire la première partie de l’interview 

Très prochainement sur Barbacom, la troisième et dernière partie de l’entretien avec Stéphane Marsan: la politique numérique de Bragelonne, les succès et difficultés face à la crise, ainsi que les projets pour les années à venir.